Derrière toute chose exquise : les premières lignes


Photo : Nicolas Vigier (Licence Creative Commons)
Photo : Nicolas Vigier (Licence Creative Commons)

Assise droite comme un i sur une banquette orange, elle lit. Et c'est en la découvrant ainsi, absorbée par des mots, indifférente au monde, inconsciente du pouvoir qu'elle exerce, que je tombe amoureux.

Je suspends mon mouvement, paralysé par ses yeux noirs – ces yeux pour lesquels je ne suis rien. Le grognement d'un autre voyageur dans mon dos me ramène sur terre, sur le marchepied d'un train, dans la gare de Meaux, en Seine-et-Marne, le 15 février 1993, quelques minutes avant huit heures.

Sans répliquer ni m'excuser, je monte la seconde marche, m'avance dans la voiture, choisis un strapontin juste en face de la jeune fille, à une distance suffisante pour qu'elle ne me remarque pas. Je m'assieds, glisse mon sac sous mes jambes, croise les bras et fixe mon regard sur elle.

D'autres passagers entrent, porteurs de froid et d'odeurs disharmonieuses. Ils bruissent alentour, colorent les franges de mon champ de vision, déplacent de l'air, m'indisposent faiblement. Puis le train démarre. Je n'ai entendu ni le signal sonore, ni le claquement des portes coulissantes : je suis déjà ailleurs, je suis en elle, entièrement soumis aux silences de ses lèvres, aux ardentes noirceurs de ses pupilles, à sa peau, à son front haut que nimbe, comme dans un rêve de cinéma, l'éclairage électrique pâle et froid.

A Lagny, je dois quitter ma place assise : nous sommes déjà trop nombreux. Je ne perds pas des yeux ma lectrice. Je continue à suivre, religieux, chacun de ses gestes : ses mains qui tiennent le roman à tour de rôle, puis conjointement, puis de nouveau séparément, quand l'une des deux commence à glisser un doigt sous la page qu'elle s'apprête à tourner ; ses bras, ses épaules, son front qui s'inclinent lorsqu'elle pose le livre sur ses genoux – alors ses cheveux fins coulent vers les pages, elle les relève sans y penser, d'un mouvement d'innocente sensualité.

Dans l'instant qui suit, elle se redresse, plaçant le volume à la hauteur de son visage. Elle s'accoude contre la vitre embuée, ses iris glissent avidement sur les lignes. Ses paupières qui palpitent, son sourire qui s'éclaire, sa lèvre qu'elle mordille m'offrent le savoureux reflet de tous les sentiments qui naissent à son esprit au fil de sa lecture.

C'est à l'un de ces moments, avant qu'elle abaisse de nouveau le livre, que je reconnais l'illustration de la couverture. Du fait de la distance, je n'en discerne que les teintes et vaguement les formes, tout comme je ne peux que deviner le titre en fonction de sa longueur. Cela me suffit pourtant pour identifier Le Portait de Dorian Gray, d'Oscar Wilde.


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Bonne lecture !