Invitation pour la petite fille qui parle au vent : les premières lignes


Rue Monge, Paris 5e - Photo LPLT
Rue Monge, Paris 5e - Photo LPLT - Source : Wikimedia Commons

Monge

 

 

Au travers de la vitrine, Thomas repéra tout de suite la vendeuse blonde qui l’avait servi la première fois. Il prit une grande inspiration et poussa la porte de la bijouterie.

À l’intérieur, régnait la même ambiance feutrée que deux mois plus tôt. À l'extrémité gauche de la boutique toute tapissée de sombre, monsieur Brugmann en personne échangeait à voix basse avec l'une de ses employées. Devant eux, sur la longue console vitrée qui traversait la pièce, de grands registres à la couverture noire étaient posés. Les deux bijoutiers levèrent le regard vers Thomas pour le saluer, puis reportèrent leur attention sur leurs livres de comptes.

Se détournant vivement, le jeune homme bredouilla une réponse à peine audible et se dirigea d’un pas raide vers la vendeuse blonde. À part la couleur des cheveux, elle était la copie conforme de sa collègue : chignon haut perché, chemisier blanc et jupe grise semblaient constituer l’uniforme imposé au personnel féminin de la bijouterie Brugmann. Elle ne portait pas d’autre bijou qu'un diamant minuscule à chaque oreille.

Elle accueillit Thomas d’un « Bonjour monsieur » avenant mais discret et se pencha légèrement en avant quand il lui répondit entre ses dents. Elle fut amusée de voir qu’il ne la regardait que par à-coups, tournant la tête de droite, de gauche, un peu en haut, un peu en bas… Elle vit aussi que les doigts de sa main droite ne cessaient de triturer un petit sachet de plastique transparent.

« Je… je viens vous acheter une bague de fiançailles, continua-t-il. Je suis déjà venu il y a deux mois, mais on me l’a volée…

– Volée ? »

Le mélange de surprise et de compassion qui teintait la voix de la jeune femme poussa Thomas à suspendre ses mouvements nerveux et à fixer enfin franchement son regard sur elle. Il fut frappé de voir comme ses yeux bleu clair, écarquillés d’étonnement, dénotaient avec sa tenue stricte. Elle était vêtue comme une dame, mais le considérait à la manière incrédule d’une petite fille. Lors de sa première visite, pendant qu’elle parlait avec Manon, il avait eu le loisir de l’observer un peu mieux et il avait jugé alors qu’elle devait être un tout petit peu plus âgée que lui – vingt-trois, vingt-quatre ans peut-être. Mais maintenant, il hésitait entre ajouter ou retrancher quinze années à cette première estimation. Cette impression se dissipa pourtant bien vite : la vendeuse se ressaisit, reprit une expression normale d’adulte maîtresse d’elle-même et Thomas, réalisant que c’était bien une femme dont il étudiait si librement les traits, se mit à rougir de plus belle et recommença à papillonner du regard pour éviter le sien.

« Oui, oui, balbutia-t-il… volée. Ce matin. Dans la poche de mon manteau. Je ne comprends pas : on n’a pas touché à mon portefeuille et on m’a juste pris la bague et mon matériel de dissection.

– De… de dissection ?

– Oui, de dissection. Mais parlons de la bague : je suis un peu pressé, vous savez. Je… j’ai rendez-vous dans vingt-cinq minutes. Il faut absolument que j’en rachète une autre tout de suite.

– Euh... oui, oui, je comprends, acquiesça la petite vendeuse, dont le sourire commercial s’était quelque peu terni au mot "dissection". Pouvez-vous juste me dire quel modèle vous aviez choisi ?

– Eh bien, c’était un anneau tout simple, avec un solitaire serti entre quatre griffes. La section de l’anneau est carrée et plus fine à l’endroit où s’insère le diamant.

– Je vois. Et quelle est la taille du doigt de votre fiancée ? »

Ce fut alors au tour de Thomas d’écarquiller les yeux. Et pour compléter le tableau, sa bouche se figea simultanément dans une syllabe nettement arrondie mais totalement muette.

« Voulez-vous revenir avec elle ? susurra aimablement la bijoutière, alarmée par la subite lividité de ce grand jeune homme, écarlate l’instant d’avant.

– Ah, non, ce n’est pas possible ! » s’écria Thomas en s’avançant au-dessus du comptoir.

La petite blonde recula d’un pas tandis qu’à l’autre bout de la pièce, son patron et sa collègue relevaient brusquement les yeux. Sans s’en soucier, Thomas posa sur la console vitrée son sachet en plastique, comme s’il avait besoin, pour se bien faire comprendre, de toute sa liberté de mouvement. Le petit paquet se déroula alors et la vendeuse put en distinguer très nettement le contenu : deux scalpels, des ciseaux à bouts ronds et d’autres aux lames effilées, des gants en latex, plusieurs paires de pinces, plates ou pointues, larges ou fines, droites, incurvées ou formant des angles plus ou moins prononcés et, au milieu de tout cela, une toute petite boîte bleue. C’était la réplique exacte de celles utilisées par la bijouterie Brugmann. À n’en pas douter, il s’agissait de l’écrin qui contenait la bague prétendument volée.

Les pensées de la jeune femme ne firent qu’un tour. Aussi blême que son client, elle s’éloigna de lui d’un pas supplémentaire, sans quitter des yeux le sachet transparent.

« Ce n’est pas possible, répéta Thomas, les traits tendus, la voix tremblante. Vous devez me comprendre, mademoiselle : j’ai rendez-vous dans… dans vingt minutes à peine. Manon m’attend déjà. Si j’arrive en retard pour la dissection, je vais encore passer pour un… On va me… Non, non, ce n’est pas possible. Il me faut la bague tout de suite. J’ai tout le matériel, il ne me manque que la bague. Si vous pouviez… si on pouvait… »

La vendeuse blonde tenta d’ouvrir la bouche, mais aucun son ne put sortir. Ses mots lui semblaient pris au piège par les images sanglantes qui se bousculaient dans son esprit. Sans vraiment se souvenir de son visage, elle visualisait avec une effroyable précision le corps mutilé de la pauvre fiancée de ce menteur pervers et cruel. Et une seule phrase parvenait à se former au milieu de ce tableau d’apocalypse : qui sera sa prochaine victime ?

Elle reporta son regard vers son patron, comme pour le supplier de venir à son secours. Mais sans avoir vu ni le contenu du sachet ni le regard exalté de cet énergumène, réaliserait-il quel danger elle courait ?

« Je sais comment faire ! s’exclama subitement Thomas. Vous n’avez qu’à me sortir toutes les bagues du modèle que je vous ai décrit et, en les regardant, je retrouverai celle qui convient. Si, si, j’en suis sûr, ça va marcher. Il faut que ça marche ! »

D’un simple battement de paupières, monsieur Brugmann fit signe à la vendeuse d’accepter. Il ne se permit aucun autre geste. Sa respiration même semblait arrêtée. La jeune fille supposa que le teint cadavérique qu’elle affichait avait convaincu le joaillier de la gravité de la situation.

Elle s’éloigna de Thomas, se dirigea vers un rayonnage comportant plusieurs dizaines de tiroirs de faible hauteur. Elle chercha, dans un trousseau rassemblant une multitude de petites clés, celle qui convenait. Elle eut la plus grande difficulté à l’introduire dans la serrure, mais parvint enfin à l’actionner. Elle tira l’un des présentoirs, qu’elle rapporta sur le comptoir.

Thomas regarda les doigts fins extraire quelques-unes des bagues de leurs logements et les poser devant lui sur un petit tapis de velours bleu foncé. Il remarqua bien que ces mains pâles tremblaient, mais il n’avait pas le temps de chercher à comprendre pourquoi.

Il s’absorba dans l’observation des cinq bijoux qui étaient exposés devant lui. Sans qu’il s’en rende compte, les trois autres occupants de la pièce restaient suspendus aux mouvements de ses longues mains. Il prit l’une des bagues, la scruta attentivement, la reposa, en saisit une autre, fit une moue dubitative, reprit la première, les compara, puis finit par les remettre en place toutes deux d’un geste agacé. Il entama alors l’examen d’un troisième solitaire, le tournant de tous côtés, un œil fermé, la tête inclinée, le bras tendu vers l’un des spots du plafond, puis progressivement replié jusqu’à tenir l’objet à cinq centimètres à peine de son œil droit.

Il abandonna finalement cette bague sur le velours bleu avec autant de dépit que les deux précédentes et, tout en lâchant un grand soupir, il posa ses deux larges mains à plat sur la vitre. Les trois bijoutiers tressaillirent à ce mouvement, puis se figèrent : la blonde, agrippée à la console, monsieur Brugmann en équilibre instable, alors qu’il avait entamé un silencieux glissement vers le bouton d’alerte qui les reliait au commissariat tout proche, et la brune, à deux pas derrière lui, bien décidée à faire de son patron un bouclier humain quoi qu’il advienne.

Ils sursautèrent encore lorsque Thomas quitta soudainement sa posture d’homme accablé par le destin. Et ils suivirent alors, médusés, chacun de ses gestes : tendant le bras droit au-dessus du présentoir, le jeune homme saisit la main gauche de la vendeuse – laquelle, incapable de la moindre réaction, se laissa faire. Puis, tenant délicatement les doigts exsangues entre ses phalanges longilignes, il passa en revue les cinq bagues d’un regard rapide, en saisit une et la fit glisser avec douceur sur l’annulaire de la demoiselle tétanisée.

« C’est celle-là, lança-t-il, ravi de sa découverte et reprenant subitement quelques couleurs. Vous voyez, j’ai trouvé d’un seul coup d’œil la bague qui convenait.

– Je vous l’emballe tout de suite, lâcha la jeune fille d’une voix éteinte.

– Non, je n’ai pas le temps, on va la mettre dans la boîte de la précédente. »

Il porta la main à la poche intérieure de son manteau, sortit un chéquier et commença à écrire.

« Je suppose que c’est le même prix que l’autre fois ?

– Oui, oui. Ça n’a pas augmenté », crut-il percevoir, en interprétant le souffle ténu issu des lèvres à peine entrouvertes de la vendeuse.

Il rabaissa son regard vers son carnet de chèques. La jeune femme blonde, tétanisée, suivit chaque courbe du stylo, préférant surveiller désormais ces deux mains si imprévisibles. Pourtant, au fil des mots et des chiffres qui lui apparaissaient à l’envers sur le papier gris – Deux cent quarante-trois francs, 243 F, Bijouterie Brugmann, Paris, 3 février 1971, Thomas Couderc – elle sentit monter en elle un léger sentiment de honte. Si ce jeune homme était prêt à régler son achat aussi simplement, c’était que, malgré toutes les idées funestes qu’elle avait pu concevoir, il était bien venu là pour ça. Et pour rien d’autre. Elle comprit alors que les horreurs dont elle l’avait rendu coupable en pensée n’étaient que le fruit de son imagination. Bien sûr, il était plutôt bizarre et son goût pour les instruments chirurgicaux n’arrangeait pas les choses. Mais, à tout bien réfléchir, peut-être était-il simplement médecin ou taxidermiste – ou plus vraisemblablement, vu son âge, étudiant dans l’une de ces spécialités. Les scalpels ne sont pas l’apanage exclusif des meurtriers sadiques.

Qu’est-ce que monsieur Brugmann allait penser d’elle ? Quel sermon allait-il encore lui faire pour la scène tragi-comique qu’elle venait de lui jouer ? Heureusement qu’il n’y avait aucun autre client dans la boutique. Sinon, elle aurait encore eu droit au grand discours sur la respectabilité de la maison, les générations de Brugmann qui s’étaient saignés aux quatre veines pour la bâtir, le risque de voir fuir les clients fidèles, la ruine et le déshonneur qui guettaient dans l’ombre...

« Voilà », conclut Thomas en faisant glisser le chèque sur la vitre. La vendeuse s’efforça de lui sourire de nouveau, espérant qu’il n’avait pas remarqué le virage subit de son teint, du blanc livide au rouge vermillon.

Mais il ne sembla pas faire attention à elle : il saisit le sachet de plastique, l’ouvrit et y glissa la main. Oubliant ses récents scrupules, la jeune femme recommença à pâlir et fit deux pas en arrière. Monsieur Brugmann en fit un en avant. Mais Thomas, après avoir farfouillé dans ses pinces et ses ciseaux, sortit seulement la petite boîte bleue. Les trois bijoutiers soupirèrent de soulagement. Thomas posa le petit cube sur le comptoir.

« Tenez, vous n’avez qu’à mettre la nouvelle bague à la place de l’ancienne », proposa-t-il à la vendeuse dont les joues tendaient de nouveau vers une coloration plus vive. Il souleva le couvercle et vit alors les pupilles de la jeune fille effectuer un tour complet dans leurs orbites. Le corps de la demoiselle entama aussitôt le même mouvement de rotation avant de s’écrouler sur la moquette épaisse.

« Merde, j’avais oublié ça ! » s’exclama-t-il en retournant le boîtier bleu vers lui.

Monsieur Brugmann bondit sur le bouton d’alerte avant même d’avoir compris que le petit écrin ne contenait rien d’autre que l’extrémité blanchâtre d’un auriculaire.