Boîtes à clous dans l'atelier du menuisier
Boîtes à clous dans l'atelier du menuisier

 La Petite fille à la fenêtre (chapitre 22)

 

La poussière du bois, chahutée par le soleil, habille l’atelier d’une lumière jaune, épaisse, vivante et chaleureuse. Salomé suit Clara. Elle est un peu impressionnée par le décor : des machines massives, hautes comme des armoires ou larges comme des buffets se répartissent de chaque côté de la pièce. Certaines sont armées de lames, circulaires ou allongées, aux dents aiguës. D’autres – un tour à bois, une raboteuse – lui semblent, dans son ignorance de leur fonction réelle, des instruments de torture. À des crochets fichés dans les murs pendent des scies de toutes tailles, des rabots, des tenailles, des pinces, des serre-joints qui lui donnent la désagréable impression de la suivre de leurs regards métalliques, comme des chauves-souris sournoises.

Le décor pourrait être inquiétant, mais le parfum de la sciure, qui emplit l’air et adoucit les angles de toutes ces machines en s’y logeant en petits agglomérats moelleux, rassure Salomé. Une odeur aussi suave est signe de douceur : la douceur d’un travail élégant, minutieux, généreux. Et ce travail – Salomé le réalise à cet instant – n’a d’autre but que de fournir aux hommes des compagnons de vie : ces meubles qui forment nos décors et nous rendent simplement service, sont aussi gardiens de souvenirs. Après la mort de leur propriétaire, ils iront chez d’autres hommes, des descendants ou des étrangers. Et ils conteront, pour ceux qui les écoutent, ces vies qu’ils ont connues. La haute armoire sombre dira les petits doigts voleurs qui la barbouillèrent de chocolat fondu ou de confiture rouge. Le lit divulguera les murmures d’amour, les soupirs offerts, les pleurs de solitude, les premiers cris d’un enfant ou le dernier souffle d’un aïeul. Les longs bancs de la cuisine riront encore des échanges dont ils furent les témoins : coups de pieds entre frères, genou d’un cousin, d’une cousine, d’un voisin, d’une voisine, effleuré par mégarde, par envie ou défi ; ou encore le petit, le plus petit de tous, fier d’être plié sous la table pour procéder à la répartition de la galette des rois ; sans oublier le bœuf qui colle aux dents et dont les bouchées, mâchées et remâchées pendant des éternités, étaient finalement glissées au chien d’une petite main furtive. Les meubles, témoins inertes de nos jours, sont des livres d’enfance. Il faut savoir les regarder avec l’envie de lire.

Arrivée à l’extrémité de la pièce, Clara pousse une porte à double battant. Salomé s’introduit à sa suite dans la seconde partie de l’atelier. Plus de grosses machines ici : c’est le lieu où l’on rabote avec délicatesse, où l’on ouvrage de fines moulures, où l’on assemble, où l’on colle, où l’on marquette, où l’on vernit les pieds et barreaux tournés de l’autre côté de la double porte ainsi que les planches coupées et dégrossies au même endroit et qui deviennent, ici, des portes d’armoire, des façades de tiroir, des plateaux de table, des têtes de lit, des coffres, des fauteuils, des bancs, des prie-Dieu, des cercueils…

Sur la gauche, un long meuble bas expose un régiment d’outils au garde-à-vous : ciseaux, gouges, tournevis, chignoles, vilebrequins, marteaux, massettes, mèches à bois… Chaque catégorie compte cinq, dix, quinze représentants, tous destinés à une fonction précise qu’aucun de leur confrère ne saurait mieux remplir. Sur la droite, un damier de tiroirs et de petites portes s’élève jusqu’à deux mètres cinquante, sur une largeur d’au moins trois mètres. Chaque alvéole est le logement d’une famille de clous, de pointes, de semences, de vis, de tire-fond, de chevilles ou d’agrafes, rangés par modèle et par taille. Il y a aussi des gonds, des serrures, des poignées, des boutons… Tous attendent fébrilement, tapis dans leurs petits cubes obscurs, d’être élus par la main du menuisier.

Au milieu de la pièce, enfin, trônent quatre établis. Usés, entaillés, gauchis par endroits, tachés de vernis, ils tiennent pourtant leur place sans flancher. Quadrupèdes dociles, ils sont prêts encore, et pour longtemps, à courber l’échine sous les coups et les bruits des outils qui s’activeront. Ils savent qu’ils aideront à donner naissance à d’autres meubles, souvent plus beaux, parfois moins utiles qu’eux, mais dont ils seront fiers, quoi qu’il arrive. Comme un grand-père l’est de toute sa descendance.