Tout au long de Se retenir aux brindilles, sa naratrice, Ariane, cherche dans ses souvenirs des éléments qui lui permettront de comprendre la situation dans laquelle elle se trouve et qui l'a jetée sur les routes, en pleine nuit, avec ses deux enfants. Est-elle responsable de ce qui lui arrive ? A-t-elle manqué de chance ? De discernement ? D'attention ?
Dans ce cheminement à rebours dans son passé, Ariane s'appuie sur le seul lien qu'elle a pu maintenir avec les personnes qui ont compté dans son adolescence : la musique. 

Voici donc la playlist d'Ariane, telle qu'elle l'évoque dans le chapitre X du roman.

Dès la première nuit, j’ai repéré un vieux Walkman à cassettes dans la chambre de Paul. Je me glisse dans la pièce en m’éclairant avec mon portable. J’attrape l’appareil dans le premier tiroir de la table de chevet et j’en déconnecte le casque – un machin antédiluvien rigide en plastique blanc-jaunâtre avec, sur les écouteurs, une espèce de mousse rugueuse en phase de décomposition avancée. Peu importe, cela m’ira très bien. De toute façon, je n’ai rien d’autre : mes écouteurs miniaturisés et ultra-design n’ont pas fait partie des articles de première nécessité que j’ai fourrés dans mon sac la nuit de ma fuite.

En revenant vers la sortie, je jette un coup d’œil aux enfants. Je les écoute respirer quelques secondes. Ils sont beaux et paisibles, comme j’aimerais que soit la vie.

Je quitte la pièce à pas de loup, referme avec une lenteur incalculable. Je pose l’oreille sur la porte pour m’assurer que ce dernier mouvement n’a pas réveillé mes petits. Mais j’ai beau me meurtrir le pavillon contre le panneau de bois pendant trois bonnes minutes, je suis forcée de constater que le calme le plus complet continue de régner dans la chambre. Je jette un regard au bout du couloir. Là non plus, pas de réaction. Marthe ne m’a sûrement pas entendue descendre, tout à l’heure. Et même si le bureau est situé sous sa chambre, elle n’a pas non plus dû être dérangée pendant toute l’heure que j’y ai passée. À part le bip infime des touches de mon téléphone, je n’ai émis aucun son pendant tout ce temps. Même mes sanglots ont été silencieux. Il n’y a que maintenant, en remontant et en ouvrant la chambre de Paul, que j’ai pu risquer de la réveiller. J’attends encore un peu. Sa porte reste fermée. Elle doit dormir d’un sommeil des plus tranquille. En plus du regard vierge que lui confère sa mémoire volatile, elle partage avec les enfants cette quiétude inaltérable.

Je rejoins le rez-de-chaussée. Avant de sortir, j’ajuste le casque audio de Paul dans la prise de mon portable. Je tâtonne quelques secondes pour trouver l’application qui me permettra d’écouter de la musique, mais j’y parviens enfin. Je navigue dans la liste des chansons, j’hésite, me décide puis me rétracte, reviens en arrière, repars en avant dans la succession de titres qui défilent ; je ne sais vraiment pas ce qui conviendrait le mieux pour accompagner mon errance nocturne. Radiohead ? Placebo ? Marillion ? Pearl Jam ? Douceur ou violence ? Optimisme ou désespoir ? Vaut-il mieux que je cherche un écho au venin qui vient de s’insinuer dans tout mon corps ou que je tente au contraire de trouver un peu de lumière ? Je repasse une fois, deux fois, trois fois sur les mêmes pistes. Et finalement mon doigt s’immobilise. Comment n’y ai-je pas pensé plus tôt ? The Great Escape, de Marillion. Bien plus que l’ironie du titre, c’est surtout le rôle qu’a déjà joué cette chanson dans ma vie qui fait de ce choix une évidence. Car s’il reste encore à démontrer que ma fuite de dimanche soir puisse réellement être une « grande évasion » et pas un simple feu de paille qui me ramènera piteusement au bercail d’ici trois jours, je sais surtout que les paroles de la troisième partie de cette chanson complexe s’accordent aussi parfaitement à ma situation actuelle qu’à celle dans laquelle je me suis trouvée à la fin de mon adolescence. 

Extrait de Se retenir aux brindilles (début du chapitre X)