Forêt de la Dombes - Département de l'Ain
Forêt de la Dombes - Département de l'Ain

En réalité, je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où se trouvait la rue des Garennes avant d’y passer avant-hier, pendant ma longue promenade nocturne. Avec Tristan et Matthias, nous ne nous hasardions jamais dans le village, sinon pour aller à l’école ou au supermarché. Parcourir ces rues ordinaires, peuplées d’inconnus et où toute manifestation d’inventivité aurait passé pour de la douce folie ne nous intéressait pas. La campagne environnante ou le château abandonné étaient empreints d’une étrangeté bien plus adaptée à nos jeux.
Quand il faisait jour, et selon la saison, nous allions courir dans les champs ou dans les bois, plonger dans les étangs, explorer le parc du château comme s’il s’était agi d’une forêt tropicale. Les thèmes de ces activités, de même que les rôles dévolus à chacun, étaient improvisés au coup par coup par Tristan, mais la motivation profonde de toutes ces aventures était toujours la même : la quête de la peur.
Dans certains cas, il ne fallait pas la chercher bien loin. Ainsi, lors de nos baignades dans les étangs, l’image de la noyée du château ondulant à quelques mètres en dessous de moi ne me quittait pas une seconde. Car si elle sortait la nuit pour revenir sur les lieux de sa fin tragique, où passait-elle ses journées, sinon dans l’un ou l’autre des plans d’eau qui constellaient la région ?
Alors, je sautais, comme mes deux compagnons, à pieds joints ou en bombe, je barbotais, j’éclaboussais, je riais, je criais… mais j’étais toujours la dernière à me mouiller et la première à me sécher. Et surtout, je n’aurais jamais mis la tête sous l’eau de mon plein gré : rien que d’imaginer me retrouver face à face avec la noyée du château et la pâleur glauque de son visage, l’effroi de ses yeux verts écarquillés, l’affliction de ses lèvres pincées et l’interminable ondoiement de sa traîne de mariée, s’épanouissant autour d’elle et venant à ma rencontre pour peu à peu m’envelopper… Mon sang se glaçait d’avance. Et Tristan devait le savoir, qui adorait me couler dès que je commençais à l’asperger avec un peu trop d’insistance.
Pour les jours moins chauds, nous préférions le château. Pas l’intérieur, seulement le parc, ses pelouses sauvages, ses sentiers serpentins, ses sous-bois inextricables, sa gloriette submergée de lierre, ses grottes artificielles. Nous étions Livingstone et Stanley, Bougainville, Champlain ou Cartier, Cerf-Agile, Indiana Jones ou Luke Skywalker, ou encore Naoh, Amoukar et Ika, selon les livres ou les films que Tristan venait de découvrir. 
Cependant, quelles que soient les péripéties que nous vivions là, nous faisions tout notre possible pour ne laisser aucune trace de notre passage. Les rosiers si bien entretenus signifiaient que le parc n’était pas notre domaine réservé. Il ne fallait pas que nous risquions d’être découverts par l’autre habitué des lieux. Mais qui était-il ? La noyée, comme le prétendait Tristan ? Les outils bien rangés dans un appentis tout proche, le tuyau d’arrosage proprement enroulé sur son support prouvaient que le soin apporté aux nobles fleurs l’était par une main humaine : un spectre disposait certainement de pouvoirs occultes suffisamment efficaces pour soigner des rosiers sans se salir les doigts ni se meurtrir le dos. Était-ce alors une amie, une sœur, une mère de la défunte, ou encore un vieux jardinier fidèle, décidé à maintenir le souvenir de la pauvre jeune fille ? Dans ce cas, pourquoi ne croisions-nous jamais cette personne ? Ce n’était pas que nous tenions à la rencontrer et à nous faire prendre, mais ne jamais l’avoir vue venait contredire l’argument du matériel de jardinage. Et renforçait l’idée que les fleurs devaient leur belle mine à l’intervention nocturne du fantôme de la mariée. Nous n’étions finalement pas plus avancés sur l’identité de ce curieux visiteur aux pouces verts. Et cela augmentait notre excitation à chacune de nos visites.